Déguster des vins de Bourgogne et des archives

Il est 19h30 ce vendredi 18 octobre 2024 lorsque la lourde porte du 8 rue Jeannin à Dijon s’ouvre, laissant entrer quelques dizaines de personnes. Nous sommes dans l’ancien hôtel particulier de Nicolas Rolin (1376 – 1462), Chancelier du duc de Bourgogne Philippe le Bon et fondateur avec son épouse Guigone de Salins des Hospices de Beaune, aujourd’hui occupé par les archives départementales de Côte d’Or (après avoir été jusqu’en 1831 l’Hôtel de ville de Dijon !). Dans une salle attenante au grand hall, des verres sont alignés sur de grandes tables, frétillant d’impatience à l’idée de recevoir de précieux nectars. Ce soir, le village viticole de Chambolle-Musigny (situé sur la Côte de Nuits au coeur du vignoble bourguignon) est à l’honneur avec une double promesse : la dégustation de précieux flacons de vins des climats de ce village et un voyage dans le temps grâce à des documents d’archives.

Cette idée d’une soirée mêlant vins et archives, nous la devons à Adrien Tirelli, Maître caviste gérant du caviste Les Clos Vivants installé au 1 rue musette à Dijon et à Edouard Bouyé, directeur des archives départementales de Côte d’Or qui sont désormais bien rodés après une première édition en décembre 2022 consacrée au Clos de Vougeot, une seconde en 2023 sur le vignoble de Meursault et une troisième en février 2024 consacrée à Morey-Saint-Denis qui a accueilli avec Chambolle-Musigny la Saint-Vincent Tournante 2024.

La vigne est arrivée en France avec les Romains et s’est déployée sur le territoire au fil des siècles en suivant l’évolution des structures de la société. Son histoire est donc longue et riche et nous avons la chance d’avoir dans les archives de précieux témoins qui ont constitué en 2015 le socle de l’inscription au patrimoine mondial de l’UNESCO des Climats de Bourgogne, une inscription qui représente la reconnaissance mondiale :

  • « d’un site culturel unique, façonné par l’homme depuis 2000 ans
  • d’un patrimoine bâti exceptionnel lié à la culture de la vigne
  • d’un modèle de viticulture de terroir qui rayonne dans le monde entier »

« En Bourgogne, un Climat désigne une parcelle de vignes, progressivement et précisément délimitée par l’homme, et qui est reconnue par son nom depuis des siècles, souvent depuis le Moyen-Âge. Chaque Climat possède des caractéristiques géologiques, hydrométriques et d’exposition particulières. La production de chaque Climat est vinifiée séparément, à partir d’un seul cépage, et le vin ainsi produit prend le nom du Climat dont il est issu. La personnalité du Climat s’exprime dans le vin, millésime après millésime, grâce au savoir-faire du vigneron. Nulle part ailleurs dans le monde, l’homme n’a cherché à lier d’une manière aussi précise et intime, une production viticole à son lieu de production. » (Climats de Bourgogne).

Une soirée Vin & Archives débute par une leçon accélérée de dégustation pour que chacun puisse profiter au mieux des vins proposés puis les participants sont invités à monter dans ce qui fut la salle du conseil municipal, une salle historique dans laquelle Mozart se produisit en 1766. Sous le regard des Ducs de Bourgogne dont les portraits ornent la cheminée, Edouard Bouyé entame un parcours à travers le temps en commentant des documents d’archives exposés sur les tables de lecture.

Notre voyage début en 1234 avec un acte par lequel l’Abbaye de la Bussière achète une vigne à Chambolle. L’Abbaye est située loin de Chambolle-Musigny (dans la vallée de l’Ouche, à 32km) mais elle possédait des vignes sur la Côte de Nuits. Les moines ont été les premiers à faire du vin, les abbayes sont donc les premières sources pour l’histoire !

Achat d’une vigne par l’abbaye de la Bussière, 1234

Le deuxième document est intéressant car il suit les transmissions de vigne entre les ordres religieux : ces chartes anciennes sont un titre de propriété utilisé lors de la vente des biens des Oratoriens de Dijon saisis au moment de la Révolution Française. La congrégation de l’Oratoire de France née en 1611 avait obtenu son domaine à Chambolle du prieuré du Saint-Lieu de Dijon, appartenant à l’ordre du Val-des-Choux (ces deux ordres furent réunis à l’Oratoire).

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Titres de propriété des « ex-Oratoriens de Dijon »,
1410-1469 (chemise de 1791)
Titres de propriété des « ex-Oratoriens de Dijon »,
1410-1469 (chemise de 1791)

Titres de propriété des « ex-Oratoriens de Dijon »,
1410-1469 (chemise de 1791)

Le troisième document impressionne par sa taille (un parchemin de 2,38×0,66m d’un seul tenant) et il fait le lien avec la salle dans laquelle nous nous trouvons puisqu’il s’agit de l’entérinement, par la Chambre des Comptes de Bourgogne, des lettres d’amortissement d’une rente annuelle jusqu’à concurrence 100 écus d’or, donnée ppar Philippe le Bon en faveur de l’abbaye de Cîteaux. L’inventaire des biens et rentes est très précis pour justifier l’exonération fiscale et parmi les biens, on trouve on trouve une ouvrée de vigne « ou lieu dit Es Condemainnes » à Chambolle (la ligne qui se trouve au niveau du trombone sur le 3ème photo).

Entérinement, par la Chambre des Comptes de Bourgogne, des lettres d’amortissement d’une rente annuelle jusqu’à concurrence 100 écus d’or, donnée par Philippe le Bon en faveur de l’abbaye de Cîteaux, 1465
Entérinement, par la Chambre des Comptes de Bourgogne, des lettres d’amortissement d’une rente annuelle jusqu’à concurrence 100 écus d’or, donnée par Philippe le Bon en faveur de l’abbaye de Cîteaux, 1465
Entérinement, par la Chambre des Comptes de Bourgogne, des lettres d’amortissement d’une rente annuelle jusqu’à concurrence 100 écus d’or, donnée par Philippe le Bon en faveur de l’abbaye de Cîteaux, 1465

Nous basculons ensuite dans une autre époque, les vignes ont été transmises des abbayes à la noblesse. Les deux documents suivants nous montrent les pratiques viticoles. L’un est le ban des vendanges de l’année 1699 : 3 experts sont nommés par la communauté des habitants pour « recognoistre l’etat des raisins et pour prendre jour fixe quant ilz seront prest a vendanger ». Ils examinent les « climatz et contrée du finage », et jugent dans leur rapport que les vendanges pourront se faire chez Mme de Tavannes, dame de Chambolle, dès le 19 septembre et, chez les habitants, à partir du 22, « le tout soubz le bon vouloir et plaisir de Madame ». L’autre récapitule les obligations des habitants envers M de Tavannes, seigneur de Chambolle et de Morey. Ils doivent façonner et vendanger ses vignes (L’enclos du seigneur, La Foconnière), ils doivent pour le cens des feuillettes de vin et ils doivent par exemple trois deniers par charrette et cinq deniers par chariot s’ils souhaitent vendre du vin en gros.

Ban des vendanges 1699, 14 septembre 1699
Ban des vendanges 1699, 14 septembre 1699
Droits de M. de Tavannes, seigneur de Chambolle et de Morey, sur les habitants, décembre 1707

Un domaine à Chambolle en 1737

Au 18ème siècle, la vigne n’est plus réservée aux nobles, les bourgeois et les négociants se font une place, comme le montre un acte de vente par lequel, le 24 mai 1737, Claude Routy, avocat beaunois, vend un domaine sis à Chambolle à deux « marchands de vin » de Nuits, Claude Marey et Louis Moissenet, par moitié. Les vignes se composent des climats suivants : Au Cras (16 ouvrées), La Charmotte (3 ouvrées), Aux Condemennes (12 ouvrées), Les Noirot (7 ouvrées), Les Combottes (1 ouvrée), Les Fesselottes (1 ouvrée ; désigne une petite fosse, sans doute une carrière), En Douée [Doix] (1/2 ouvrée). Ces 40 ouvrées, les vins de la dernière récolte et une maison sont vendus pour 7000 livres, une somme très importante.

Toujours au 18ème siècle et plusieurs décennies avant le cadastre, on commence à avoir des plans, notamment car l’Abbaye de Citeaux cherche à mieux documenter ses possessions et activités. On voit sur ces plans les délimitations des parcelles mais également les noms des tenanciers. Les établissements ecclésiastiques sont certes encore présents (hôpital général de Dijon, fabrique de Chambolle) mais les nobles sont également bien représentés (Bouhier de Versalieu, Bouhier de Lantenay, le président Berbisey, Fleutelot de Beneuvre, Barbier d’Entre-Deux-Monts), ainsi que les bourgeois (le notaire Boiteux, Thibaut procureur à Dijon, Mathieu de Dijon)

Plan terrier des biens de Cîteaux à Chambolle, Mi-XVIIIe siècle

Un autre document intéressant montre la fluctuation des prix des vins entre 1747 et 1790. Les années chaudes (par exemple 1760-1765) sont productives : le vin est abondant et bon marché. Les années froides et humides (1770, 1788) sont disetteuses : le vin est rare et cher

Taux des vins de Chambolle entre 1747 et 1790, 1790 ou 1791

Edouard Bouyé a ensuite sélectionné des documents nous permettant de suivre la vie d’un domaine sur près de 150 ans. On suit des échanges de vignes : en 1811, Jean-Baptiste Demoulin-Moyne échange des vignes dans les Fesselotes contre des vignes de Musigny, en 1834 Françoise-Cécile Demoulin échange des Cras contre des Echezaux et l’on trouve même (grâce à un fond familial) un projet d’échange entre Mme Moyne et M. de Vogüé dans les Musigny. Un extrait cadastral de 1830 (qui suit de peu la cadastration de la commune de Chambolle en 1828) montre l’étendue du patrimoine viticole de ce domaine qui disparait au mitan du 20ème siècle : les parcelles sont vendues aux enchères le 29 janvier 1942. Ce sont les familles Grivelet, Boursot, Raphet, Roumier, Parfait, Noellat, Barberet, entre autres, qui achètent des parcelles (Les Bonnes Mares, Les Plantes ou Charmes Folles, Les Charmes, Les Bas Doix, Les Condemènes, Les Combottes, Les Fouchères, Les Barottes).

En parallèle de cette histoire familiale, on retrouve un modèle qui a presque disparu en Bourgogne, celui de la coopérative avec le règlement intérieur de la coopérative vinicole de Chambolle-Musigny en 1911.

Règlement intérieur de la coopérative vinicole de Chambolle-Musigny, 1911
Règlement intérieur de la coopérative vinicole de Chambolle-Musigny, 1911

Après cette plongée dans l’histoire viticole de Chambolle-Musigny, nos papilles étaient prêtes à recevoir les vins des climats de cette appellation et nous n’avons pas été déçus par la très belle sélection de vins réalisée par Adrien Tirelli qui ponctua ses présentations d’informations sur les caractéristiques géologiques des climats issues des études de la géologue spécialiste des terroirs bourguignons Françoise Vannier-Petit tandis qu’Edouard Bouyé reprenait des extraits des documents d’archives.

Domaine Anne et Hervé Sigaut – Chambolle-Musigny « Derrière le Four » 2022

Le climat Derrière le four est situé sur un cône d’éboulis calcaire

Un vin chaleureux, chaud, on sent le soleil ! Au premier nez, on trouve des notes de menthol, réglisse. Au deuxième nez les fruits rouges sont beaucoup plus présents. Texture aérienne, soyeuse et une très belle persistance aromatique.

Domaine Hubert Lignier – Chambolle Musigny Les Bussières 2018 

Le climat Les Bussières est installé sur un conglomérat de petits rochers calcaire. Il est situé à l’extreme nord de l’appellation, il partage d’ailleurs son nom avec un premier cru voisin de Morey-Saint-Denis.

Des fruits plus compotés, des épices douces (caractéristique du nord de Chambolle). Petite touche saline en fin de bouche. Plus de corpulence que le premier vin mais toujours très très élégant 

Domaine Bertagna, Chambolle Musigny 1er Cru Les Amoureuses 2020 

Le climat Les Amoureuses est situé sous le Musigny. Le domaine Bertagna possède 3 rangs, 53 ares, situés dans le prolongement de La Perriere, il s’agit de la plus petite production sur ce climat (285 bouteilles en 2020), ce vin n’est donc pas l’archétype (peu de rangs sur un sol très particulier) de ce climat.

Couleur très foncée !  Notes de confiture de cassis, fruits confiturés, toujours une touche florale, des épices. En bouche c’est concentré, plus épais, plus dense, avec une très belle persistance aromatique.

Domaine Georges Roumier 1er cru Les Cras 2015

Les Cras : patois bourguignon de calcaire, la craie est affleurante à cet endroit. En plus du calcaire du Comblanchien, on trouve des argiles marneuses sur ce terroir situé en sortie de combe avec une orientation sud-est. Le côté plus solaire de l’exposition est contrebalancé par la fraîcheur des combes. 2015 à longtemps été austère. Notes d’épices, pivoine, violette. En bouche, plus vertical, traçant avec une très belle persistance et une relance en milieu de bouche !. Une certaine viscosité dans la texture mais toujours de la dentelle. 

Le choix de ce vin est un clin d’oeil au document « Échanges de Cras contre Echezeaux » qui montrait que les domaines cherchaient à rationaliser l’exploitation de leurs vignes en ayant des vignes situées les unes à côté des autres.

Domaine Comte Georges de Vogüé – Musigny 2014

La famille de Vogüé exploite depuis 1766 ce domaine qui possède 7,2ha sur la totalité du cru (10,82ha), nous retrouvons ici l’un des protagonistes du projet d’échange de l’archive des années 1830 !

Toutes les vignes ont plus de 25 ans (pour l’anecdote, le Musigny blanc du domaine a été déclassé en Bourgogne de 1994 à 2014 car le domaine a dû replanter ses 0.66 hectares de Musigny blanc  – 22 ares sur la partie haute de musigny, sur un terroir d’éboulis appelés grèzes litées et 43,80 ares dans les « Petits Musigny » sur un terroir argilo-calcaire – et ne souhaite vendre sous l’appellation Musigny que des vins issus de vieilles vignes)

2014 a été un millésime plutôt frais, pluvieux et il a été marqué par la présence de la mouche Drosophila suzukii qui a attaqué les grappes de pinot noir, transformant le jus de raisin en vinaigre (en 2014, j’ai fait quelques jours de vendanges dans un domaine de Vosne-Romanée, l’odeur était impressionnante !). Au domaine de Vogüé, un premier passage a été réalisé début septembre pour enlever les raisins piqués par la mouche puis les vendanges se sont déroulées mi septembre.

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Dans ce Musigny 2014, il y a de la puissance mais c’est une main de fer dans un gant de velours. Il y a encore une certaine austérité mais quelle élégance ! On trouve dans ce vin une sève qui donne de l’allonge, une belle fraicheur et une exceptionnelle finesse de grain ! On pourrait lui reprocher un léger manque de matière et une longueur moins importante que ce que l’on attend d’un grand cru de cette dimension mais l’avantage d’un tel millésime, c’est que c’est un vin superbe qui se déguste déjà très bien. Il n’y a pas encore de notes d’évolution dans sa palette aromatique, il peut se garder encore un bon moment ! Merci Les Clos Vivant pour cette belle opportunité de déguster un tel vin !

Ces soirées vins et archives sont un concept passionnant que je recommande à tous les amateurs et j’espère que de telles dégustations (à priori uniques en France !) seront organisées à l’avenir dans d’autres régions pour exploiter les précieuses archives et accroitre notre connaissance collective sur l’histoire viticole de nos régions !

La prochaine soirée aura lieu le 27 mars 2025, autour des vins de la colline de Corton ! Un programme prometteur pour lequel les billets sont déjà en vente, au tarif de 75€ (lien vers la billetterie)

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