L’Histoire du Château de Fargues est passionnante pour qui aime l’Histoire. Voyez un peu. Nous sommes au milieu du 13ème siècle, les frères Guilhem et Gaillard de Fargues se partagent la seigneurie et une soeur du Pape Clément V épouse Guillaume de Fargues. En 1310, le pape Clément V attribue le titre de cardinal à son neveu Raymond-Guilhem de Fargues et ordonne la construction de forteresses qui feront partie des « château clémentins ». La famille s’éteint sans héritiers, le fief est confisqué par le roi d’Angleterre et confié à Pierre de La Motte à la fin du 14ème siècle. Les alliances se succèdent jusqu’à l’union d’Isabeau de Montferrand, vicomtesse d’Uza et baronne de Fargues et Pierre de Lur. Deux puissants lignages sont désormais unis, renforcés par le mariage en 1586 de Jean de Lur avec Catherine-Charote, héritière du marquis de Saluces (italie).
La forteresse de Fargues est dévastée par un incendie en 1687 (les titres de propriété, les bijoux, l’argenterie, tout part en fumée !).
Avance rapide jusqu’au mariage en 1785 de Louis Amédée de Lur Saluces avec Françoise-Joséphine de Sauvage d’Yquem qui apporte à la famille le cru prestigieux d’Yquem. Françoise-Josephine est un personnage clé dans l’histoire de la famille, elle a poussé plus loin la recherche de la qualité en inventant la méthode de vendange par tries successives et elle a également réussi à sauver le patrimoine de la famille lors de la Terreur. A cette époque, Fargues est un lieu de polyculture qui sert à approvisionner les autres domaines familiaux. C’est avec Bertrand de Lur Saluces que la production de vin liquoreux va débuter. En 1922, à la mort de son père, il fait arracher les vignes dédiées à élaborer des vins rouges et plante progressivement 15ha en sémillon et sauvignon (de 5ha en 1943 à 14h en 2000). Le premier millésime de Sauternes du Château de Fargues est 1943 (ce qui explique le château ne soit pas un cru classé, le classement datant de 1855), mis en bouteille en 1947. Le Château de Fargues dans sa forme actuelle est né ! Bertrand choisit comme successeur avant son décès son neveu Alexandre de Lur Saluces qui s’est battu à la fin des années 1990 pour conserver Yquem dans la famille, sans succès puisque LVMH en a fait l’acquisition en 1999. Alexandre de Lur Saluces s’est alors replié sur Fargues où il a été rejoint en 2014 par son fils Philippe, tous deux bien décidés à perpétuer la tradition du vin de Sauternes sans concession.
Fargues, c’est donc aujourd’hui un domaine en polyculture de 180 hectares situé sur l’une des 5 communes de l’aire d’appellation dans lequel 28 hectares sont dédiés à la culture de la vigne. Le vignoble a longtemps été d’une superficie de 15ha et la plantation de parcelles acquises auprès de voisins (et arrachées pour repartir du bon pied) se fait lentement pour ne pas avoir trop de jeunes vignes dans l’assemblage du Château de Fargues : en effet, l’une des spécificités de la propriété est qu’elle ne produit pas de second vin, choix qui a des conséquences sur bien des dimensions et qui ne donne pas droit à l’erreur !
Les principes directeurs du Château de Fargues
Lorsque l’on échange avec Philippe de Lur Saluces ou François Amirault, ce qui frappe, c’est la volonté assumée d’être un « gardien du temple », le garant d’une certaine image du Sauternes.
- Le millésime n’est pas à la hauteur du niveau qualitatif souhaité pour Fargues ? le château de commercialise pas le vin. Ce fut le cas en 1972, 1974, 1992 et 2012. Les raisins partent alors au vrac.
- La plupart des propriétés produisent un second vin voire un blanc sec ? Au Château de Fargues, il n’y a qu’un seul vin, le Château de Fargues liquoreux.
- Yquem réduit de 30 à 24 mois la durée d’élevage des vins ? Au Château de Fargues, hors de question de diminuer le temps d’élevage.
- De plus en plus de propriétés (et le syndicat Sauternes-Barsac comme le montre ce communiqué de presse) communiquent sur l’utilisation de vins de Sauternes dans des cocktails pour tenter de donner un nouveau souffle à un vin dont la consommation n’est plus « à la mode » ? Une hérésie de faire cet outrage à un vin si unique auquel il est si difficile de donner naissance (retrouvez la tribune d’Alexandre de Lur Saluces publiée dans la Revue du Vin de France)
Produire le Château de Fargues est presque une action bénévole tant les rendements sont limités : dans les années 2000, on a produit en moyenne 20 000 bouteilles par an, un rendement proche de 11hl/ha. Cela fait un verre par pied de vigne avec un coût de revient estimé par Alexandre de Lur Saluces à 100€ la bouteille.
L’action clé du botrytis
Pour comprendre ces faibles rendements, il faut revenir à un élément clé de la genèse du vin de Sauternes : le champignon botrytis cinerea, un champignon qui existe dans tous les vignobles où il est le plus souvent considéré comme un parasite mais qui a Sauternes permet de produire un vin exceptionnel.
On a besoin du botrytis en septembre/octobre mais il est présent dès le mois de juin donc on doit le contenir pour qu’il n’attaque pas trop tôt. La pellicule du raisin doit s’être bien affinée pour qu’il y ait peu de matière à digérer, le botrytis peut alors la perforer et installer un tube pour se nourrir. Le botrytis peut se faire désirer, arriver tard et la bascule peut alors être très rapide. Une fois le processus initié, la peau rosit, et la concentration commence. On arrive au pourri plein entre 17 et 20 degrés potentiels (360g de sucre par litres) et par dessiccation, on aboutit au grain rôti (entre 19 et 22 degrés potentiels, 400g de sucres par litres). Lorsque les baies se dessèchent, elle se concentrent en sucre mais – et c’est la magie du Sauternes qui est un vin d’équilibre – l’acidité augmente également ! La transformation aromatique se produit également à ce moment là.
Les vendanges se font par tries successives, généralement entre mi-septembre et début novembre. On dénombre en moyenne 4 à 6 tries sur 6 à 8 semaines. Les 2 extrêmes :
- 2003 : tout est récolté entre le 18 et le 25 septembre ;
- 1985 : dernière trie le 17 décembre.
Au Château de Fargues, on ne fait pas un assemblage par lot comme on le fait lorsque l’on doit élaborer un second voire un troisème vin mais l’assemblage se fait en réalité au moment où on est dans la vigne : est-ce que l’on prend uniquement le pourri (une sélection haute-couture grain par grain en ôtant évidemment les grains atteints par la pourriture grise), est-ce que l’on prend aussi le un-peu-moins-pourri autour ou est-ce que l’on prend toute la grappe pour apporter de l’acidité ?
Le terroir et l’exposition sont relativement homogènes sur le vignoble de Fargues donc ce qui apporte la complexité c’est le choix des moments de récolte dans les différentes parcelles. On vendange séparément sauvignon (20%) et sémillon (80%) mais parfois tout se retrouve dans le pressoir et c’est ce mélange de grains et d’arômes qui est intéressant. La consigne donnée aux vendangeurs est très précise : dans chaque chaque parcelle, on montre la grappe et l’aspect visuel (couleur) recherché et cela va changer d’une parcelle à une autre.
La vinification
Une fois l’assemblage réalisé, les vins sont entonnés dans des fûts de chênes (chauffe moyenne) pendant 30 mois avec 30 à 40% de fûts neufs et le reste en fûts d’un an et demi. Chaque jour de vendange constitue un lot (allant de 1 à 2 barriques à 8 ou 10). Toute barrique jugée de qualité insuffisante est écartée.
Une fois mis en bouteille, le vin se repose encore 6 mois avant que le premières bouteilles ne quittent la propriété. Le millésime 2022 ne sera donc pas commercialisé avant 2025 !
Visite du chai
Les installations de vinification ont été complètement restaurées avec notamment de grandes cuves en inox et un chai à barrique installé dans une ancienne grange qui accueillit jusqu’en 1980 des vaches laitières. Le chai est aujourd’hui surdimentionné mais il a été pensé pour pouvoir accueillir simultanément 3 millésimes généreux une fois la superficie cible de 28 hectares en production atteinte.
Dégustation et accords mets-vins
Quand boire un vin de Sauternes ? Avec quels mets ? Cette question que l’on peut se poser avec tous les vins est encore plus forte pour le Sauternes qui peine à trouver sa place dans les habitudes de consommation au 21ème siècle. Les grands vins de Sauternes sont pour moi avant tout des vins de méditation, comme le sont les vins de paille du Jura, les grands vins doux naturels du Roussillon ou encore les grands liquoreux de Loire ou du Jurançon. J’ai besoin de les appréhender, de laisser leurs arômes se développer, m’envoûter. Fermer les yeux, passer mon nez sur le verre, y revenir, prendre une gorgée, laisser mes papilles s’imprégner de ce kaléidoscope d’arômes. Mais il ne faut pas pour autant avoir peur de mettre un Sauternes à table, Philippe et Charlotte de Lur Saluces s’emploient à recevoir à leur table pour prouver que les accords sont nombreux.
Pour Philippe, le meilleur moment pour déguster un Sauternes est l’entrée, les papilles sont encore fraiches et il suffit de boire un bouillon / un consommé et on peut aisément passer à un vin rouge avec le plat.
Lors de ma visite au Château, j’ai eu la chance de pouvoir remonter le temps en faisant des bonds de 10 ans en accords avec des plats imaginés autour des asperges du domaine d’Uza (propriété de la famille qui produit 120 tonnes d’asperges blanches par an!) par l’équipe de la table du Marensin (Uza), un restaurant appartenant à la famille.
Le premier plat est une recette du chef etoilé Benjamin Toursel publiée dans le livre« Château de Fargues, la folle ambition des Lur Saluces à Sauternes » (éditions Glénat) : « Belles asperges blanches du Domaine d’Uza en fins copeaux, lait de poule aux fruits de la passion, miso noisette et huile de vanille »
Le Château de Fargues 2017 représente bien le caractère de ce grand vin dans la jeunesse : la richesse est équilibrée par l’éclat, l’élégance et la fraîcheur avec des notes de fruits frais juteux (la poire, le brugnon) et d’agrumes, en bouche c’est opulent et ce riche bouquet d’arômes se prolonge avec un milieu de bouche explosif, la finale est sublime, très persistante.
Le deuxième plat est une « Langoustine raidie et nourrie au lard gras, béarnaise mousseuse, bisque et asperges blanches ».
Le Château de Fargues 2007 est magistral, et c’est une ode au Safran, marqueur des grands liquoreux évolués. La netteté et l’évidence de cet arôme laissent muet ! L’éclat de la jeunesse est encore là (et on trouve des arômes d’abricot confit, d’agrumes rejoints par des arômes miellés) et à nouveau, ce qui marque, c’est le volume, l’ampleur, et cette persistance quasi infinie. Des 3 millésimes dégustés, c’est le millésime qui a la plus grande réputation, il semble quasi indestructible et il va sans nul doute vieillir merveilleusement !
Nous restons avec le millésime 2007 pour le plat suivant : « Pressé de ris de veau fini au barbecue et asperges grillées à la flamme ». Le fumé du ris de veau au barbecue fonctionne superbement avec le 2007 dont il émerge après la vague aromatique que le vin fait déferler sur nos papilles.
Avec une sélection de fromages affinés, c’est le Château de Fargues 1997 qui fait son entrée. On retrouve encore le safran même s’il est moins prononcé. Nez plus profond, plus confit, sur des arômes de miel, de fruits secs, de fruits confits, de cire d’abeille. Sur un vin de 25 ans, on retrouve moins d’éclat mais c’est peut-être avec ce millésime que l’on fait avec le plus de pédagogie l’expérience du rôle clé de l’amertume, troisième pilier qui tient toute la structure du vin, équilibrant l’acidité et le sucre.
« Élevé » avec les plus grands blancs secs du monde (les vins de Bourgogne bien sûr !), j’ai mis du temps à former mon palais aux vins liquoreux mais ce sont aujourd’hui des vins dont je chéris la dégustation et je remercie Philippe et Charlotte de Lur Saluces de m’avoir démontré avec brio le potentiel d’accord mets-et-vins sur tout un repas.
Le Château de Fargues est un acteur précieux de notre histoire et de notre patrimoine tant matériel qu’immatériel et l’on ne peut qu’être reconnaissant à la famille de Lur Saluces de persister dans cet « entêtement de civilisation » (expression issue de la célèbre formule de l’écrivain Pierre Veilletet à laquelle souscrit pleinement Alexandre de Lur Saluces). À nous prescripteurs d’aider à faire revenir en grâce les vins de Sauternes et à vous consommateurs de lui faire une petite (ou mieux, une grande !) place sur vos tables.