En avril dernier, pour clore le cycle champagne que j’ai organisé avec l’association œnophile de SciencesPo (et dont vous pouvez retrouver les comptes rendus des différentes dégustations dans les articles précédents), j’ai convié le très charismatique Richard Geoffroy, chef de cave de Dom Pérignon à venir partager son savoir et son expérience avec une trentaine d’étudiants français et étrangers. Un moment irréel tant il a été généreux aussi bien dans la richesse de son discours que dans le choix des vins qu’il avait apporté.
J’avais contacté R. Geoffroy avec une idée très précise de ce que je souhaitais explorer avec lui. S’appuyant sur 1000 hectares de grands et premiers crus, 20 villages dont 16 des 17 villages grands crus, 95% d’autosuffisance, la puissance financière liée à la taille et à l’actionnaire unique LVMH et de fins oenologues, Richard Geoffroy a pu se lancer dans des expériences fascinantes sur la thématique du vieillissement du champagne.
En est sorti le concept de Plénitudes: un champagne reposant sur ses lies n’a pas une évolution linéaire mais évolue par paliers successifs, paliers qui sont au nombre de trois et offrent autant de fenêtres de tir permettant de déguster le champagne à un pic qualitatif. A chacune de ses plénitudes, le vin va montrer se montrer entier tout en révélant une facette différente. D’une manière général, la première plénitude a lieu après 9 années sur lies, la deuxième plénitude intervient après 15 années de maturation et la troisième plénitude après 25 à 40 années. Bien entendu, chaque millésime est différent, tous ne se révèlent pas ainsi et tous ne vieillissent pas au même rythme. Ainsi, cette année, Richard Geoffroy a décidé de commercialiser la deuxième plénitude de Dom Pérignon 1998 en blanc et 1995 en rosé. Le rosé semble donc avoir une maturation plus lente, du moins sur ce millésime. Après sa troisième plénitude, le vin évolue très peu et très lentement et il n’y a pas de nouveau plateau, tout simplement parce qu’au cours du processus d’autolyse, au bout d’un moment, le vin a intégré toutes ses lies et il ne reste plus rien.
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Richard Geoffroy est un personnage fascinant et complexe. Il semble y avoir une part du moine Dom Pierre Pérignon en lui lorsque d’une voix profonde, posée et presque monacale, il explique son attachement à l’Abbaye d’Hautvillers, berceau du champagne où vécut le moine Dom Pérignon et où le chef de cave actuel puise encore aujourd’hui son énergie. Il évoque le poids que peut représenter ce passé, cette tradition dont il est le garant, mais aussi la pression économique car il ne faut pas oublier que Dom Pérignon aujourd’hui, c’est aussi un nombre secret mais faramineux de bouteilles qu’il doit réussir à vendre à chaque fois qu’il commercialise un millésime. Son inspiration, il la puise également dans ses nombreux voyages et il ponctuera ce moment d’échange d’anecdotes et d’enseignements qu’il a tirés de ses voyages au Japon notamment..
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La prise de risque est au coeur de l’ADN de Dom Pérignon par Richard Geoffroy. « La vie est trop courte pour être timide » glisse malicieusement Richard Geoffroy, avant de citer plus tard Antonio Galloni qui dit des champagnes Dom Pérignon: « no guts, no glory ». Dom Pérignon a beau être un géant que l’on pourrait penser frileux à l’idée de prendre des risques, ce n’est pas le cas, et c’est en ne faisant pas dans la demi-mesure, en décidant d’y aller lors de millésimes difficiles là où d’autres maisons préfèrent s’abstenir, que se trouve la clé du succès de Dom Pérignon qui parvient à restituer au mieux l’essence des millésimes.
Dégustation
J’avais demandé à Richard si il était possible d’expérimenter de façon pédagogique, en dégustant par exemple des vins à différents stades de vieillissements, des vins du même millésime dégorgés à différentes plénitudes. L’idée l’a séduit, nous avons donc mis au point un très beau programme: 2004, 2003, 2002, 1998, 1998 P2, 2004 Rosé, 1995 P2 Rosé, 1973 Oenothèque.
D’une manière générale, on peut dire Dom Pérignon est un champagne obéissant à un tryptique : Harmonie, Intensité, Tactile. On retrouvera ces caractéristiques tout au long de la dégustation. L’ennemi de Richard Geoffroy est l’oxydatif, tout est donc fait pour éviter l’apparition de telles caractéristiques : vinification en cuves inox, choix des levures, etc. On trouve ici l’antithèse du style Bollinger ou Selosse par exemple. Dom Pérignon est élaboré par l’assemblage du Chardonnay et du Pinot Noir uniquement: Richard Geoffroy évoque le Yin et le Yang pour décrire l’association des deux cépages.
En dégustant Dom Pérignon pour la première fois, c’est la pureté et l’équilibre qui m’ont frappé. Le plus souvent, si j’ai parfois une critique à formuler à l’égard des champagnes de vignerons indépendants que j’aime tant découvrir, c’est cette sensation de déséquilibre, comme si on n’avait pas laissé au vin le temps de se mettre complètement en place avant le dégorgement. Garder des bouteilles en stocks est très couteux et le temps de vieillissement réduit est tout à fait compréhensible, mais cette comparaison m’a fait d’autant plus apprécier les champagnes Dom Pérignon dont la structure et l’équilibre étaient si parfaits.
2004, 2003, 2002
Déguster cette trilogie (la 3ème depuis le premier millésime en 1921 après 1998-1999-2000 et 1969-1970-1971) simultanément a été très intéressant tant les vins étaient différents. 3 années qui se suivent mais ne se ressemblent pas.
2004 est pour moi un millésime classique et c’est un constat valable pour une majorité de maisons. C’est ici le style de la maison plus que le millésime qui est prédominant. On a affaire à un vin élégant, précis, minéral. C’est certainement le plus accessible des trois, que l’on peut imaginer boire facilement, en toute circonstance.
2003 quant à lui est le résultat d’un parcours semé d’embûches franchies avec succès. Des gelées dans les nuits des 7 et 11 avril ont détruit une grande partie des récoltes de chardonnay et l’été a été torride avec un mois d’août caniculaire. Richard Geoffroy a décidé de vendanger le 25 août soit la vendange la plus précoce depuis 1822. Peu de maisons se sont risquées à millésimer. Krug l’a fait avec beaucoup de réussite, Bollinger l’a tué dans l’œuf – et l’a regretté par la suite – en décidant de ne pas produire La Grande Année mais de sortir 2003 by Bollinger, une cuvée one-off peu médiatisée. Richard Geoffroy dit ne pas avoir hésité une seule seconde dés le jour de la cueillette : il ne pouvait pas ne pas millésimer, il devait y avoir un témoin de cette année si atypique.
2003 – dans la même veine que 1976 – est donc un millésime chaud et peu acide. Il a permis à Richard Geoffroy de démontrer que contrairement à ce que beaucoup avancent, l’acidité n’est pas nécessaire pour qu’un champagne ait un bon potentiel de vieillissement: ce sont la persistance et la richesse aromatique qui sont clé. Il prend pour exemple 1996, millésime très acide mais dont il indique que les 2/3 des vins sont déjà morts et cite par opposition 1959, millésime à faible acidité mais qui est aujourd’hui à son apogée. Il considère même qu’il a commercialisé ce 2003 trop tôt car il a vieilli beaucoup plus lentement que n’importe quel autre Dom Pérignon.
Au nez, on trouve des arômes de brioche. En bouche, ce qui est intriguant dans ce vin, c’est que là où on pourrait attendre un champagne très mur et lourd, on a au contraire une grande fraicheur, de la minéralité. Quelle tension ! En fin de bouche, on est sur la craie, on sent la sècheresse du millésime. C’est un vin très structuré, structure que l’on doit à un assemblage atypique 62% pinot noir, 38% chardonnay là où la parité entre les deux cépages est d’ordinaire de rigueur. L’équilibre acide est naturellement bas et c’est sur une pointe d’amertume que le vin s’efface. Richard Geoffroy souligne que dans le ressenti, on est assez proche d’un vin tranquille.
2002
Au nez, ce millésime 2002 est floral, puis on perçoit des arômes de caramel et des arômes confits. En bouche, c’est le crémeux qui marque, la texture en bouche est assez incroyable. La finale est très minérale, presque saline.
Je suis moins prolixe sur ce vin qui m’a moins marqué que le précédent si atypique mais il est très réussi !
1998, 1998 P2
Dans cette deuxième série, il s’agissait de comparer le millésime 1998 dégorgé en 2004 pour une sortie en 2005 et le millésime 1998 dégorgé en 2009 pour une sortie à l’automne 2014.
En 1998, le mois d’août a été très chaud mais en septembre le froid a bloqué la maturation donc la cueillette a été repoussée.
Lorsque l’on compare 1998 Vintage et 1998 P2, le nez du Vintage est plus évolué, plus expressif. 1998 Vintage est un vin très ample, avec des notes épicées
1998 P2 est plus frais, plus minéral. Le nez est très floral, légèrement iodé. En bouche, c’est la profondeur qui marque, on a moins d’arômes secondaires que sur le vintage mais on gagne en dimension. Le fruit a été préservé par la levure. C’est un vin très tactile, très fin, les arômes sont intégrés. La finale claque, pleine d’énergie.
2004 Rosé, 1995 P2 Rosé
Dans Dom Pérignon 2004 Rosé, il y a 30% de vin rouge (provenant de parcelles particulières à Bouzy, Aÿ et Hautvillers vinifiées en rouge), c’est une proportion énorme si l’on compare à ce qui peut se faire ailleurs (5% dans La Grande Année Rosé de Bollinger par exemple). En résulte un vin aux arômes de fruits rouges incroyablement expressifs, de la groseille, de la fraise des bois. On retrouve aussi la précision et la tension du millésime.
1995 P2 Rosé est une claque tant il y a d’énergie qui en émane. C’est précis, pénétrant. Le fruit est plus subtil et s’y mêlent des arômes céréaliers. Encore une fois, le temps a permis aux arômes de s’intégrer et l’ensemble est très cohérent.
1973 Oenothèque
Dégorgé en 2011.
Plonger le nez dans ce verre pour la première fois a été un moment de magie que je souhaite à tous les amateurs de champagne de pouvoir vivre. On oublie le prix absolument insensé auquel est commercialisé une bouteille de ce type, on se contente de laisser tous ses sens s’éveiller au contact d’arômes d’une complexité sans équivalent.
Qui pourrait imaginer qu’un vin ayant le double de mon âge puisse avoir une bulle aussi active, être aussi précis et avoir autant de fraicheur qu’un champagne des années 2000 ?
C’est une expérience si singulière qu’il m’est difficile d’analyser et d’identifier les arômes individuels qui composent cet ensemble si noble. Ici ce sont des notes de sous-bois qui ressortent, là c’est le tabac, qui cède ensuite sa place à la truffe. Le vin joue dans l’horizontalité, la complexité et la profondeur. L’effervescence délicate accompagne la fin de bouche dont la longueur s’éternise. Si j’avais compté les caudalies, j’aurais très certainement dû continuer à compter dans le métro qui me ramenait chez moi, un sourire rêveur aux lèvres.
On peut critiquer Dom Pérignon pour son positionnement prix, pour ses stratégies marketing, mais ce qu’on a dans le verre est de la qualité la plus absolue, l’expression la plus pure d’un millésime à un pic de sa vie, que ce soit le premier, le second ou le troisième. En cela, la promesse de Dom Pérignon est tenue.
Un grand merci à Richard Geoffroy pour ce moment en dehors du temps !
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[…] J’ai rejoint au début de l’année l’association In Vino Veritas à Sciences Po qui a pour but de promouvoir le vin auprès des étudiants. Etant passionné par le Champagne, j’ai décidé d’y organiser un cycle de découverte des grands vins de la champagne. Devant faire de la place pour des dégustations de vins provenant d’autres régions, je me suis limité à 3 conférences-dégustation (en plus de Bollinger et Ayala qui ont été invitées plus tôt dans l’année) et j’ai choisi de convier les maisons Salon Delamotte, Krug et Dom Perignon. […]
[…] qu’il élabore un programme de dégustation assez vertigineux dont je vous laisse découvrir le compte rendu écrit à l’époque. Il m’avait hypnotisé alors qu’adossé aux pierres […]